L’accès à l’avortement après 1988
Après la décision de la Cour suprême du Canada, en 1988, d’abroger la loi sur l’avortement au pays, les forces de l’opposition n’ont pas démissionné. Le jour de cette décision, Laura Mc Arthur de l’association torontoise Right to Life annonçait, « Je me fiche de ce que les gens disent, je me fiche de ce que la loi dit. Je continuerai à les défendre [les fœtus] tant que je vivrai. »
Quelques jours après l’arrêt de la Cour suprême, le gouvernement de la Colombie‑Britannique, alors dirigé par le Premier ministre Bill Vander Zalm, déclara qu’il refuserait tout remboursement des avortements non sanctionnés par un comité d’avortement thérapeutique. La réaction indignée du mouvement pro‑choix et des médias força alors Vander Zalm à reculer, et son refus de financer les avortements fut décrété inconstitutionnel par un tribunal de Colombie‑Britannique.
D’autres provinces mirent en place ou conservèrent différentes lois et politiques restrictives en matière d’avortement. Le Saskatchewan autorisa les membres de son personnel hospitalier à refuser de pratiquer des avortements. La Nouvelle‑Écosse et le Nouveau‑Brunswick mirent en place une politique de non‑remboursement des avortements effectués en dehors des hôpitaux. L’unique médecin à pratiquer des avortements à Terre‑Neuve prit sa retraite, et le manque complet d’accès sur l’Île‑du Prince‑Édouard demeura ce qu’il était depuis 1982.
Quelques mois après la décision, les Progressistes‑conservateurs, sous la direction de Brian Mulroney, ébauchèrent une législation visant à recriminaliser l’avortement, projet qui fut mis en échec par une majorité de 147 voix contre 76. Plus tard cette année‑là, un sondage Gallup mit en évidence qu’une écrasante majorité de Canadien‑nes (71%) considérait l’avortement comme une décision médicale à laisser à chaque femme et son médecin.
Malgré cela, des politiciens fédéraux tentèrent une nouvelle fois de faire de l’avortement un crime, en déposant le projet de loi C‑43 en novembre 1989. Il s’agissait d’un amendement au Code criminel, qui aurait interdit l’avortement à moins qu’un médecin n’évalue la grossesse comme une menace pour la santé physique, mentale ou psychologique de la patiente. Ce projet de loi aurait remplacé la décision du comité d’avortement thérapeutique par celle d’un médecin unique, qui aurait été sous le coup d’une peine de prison maximale de deux ans en cas d’infraction à la loi.
Peu avant le dépôt de ce projet de loi, un sondage Gallup avait montré que 62% des Canadien‑nes étaient contre le projet de recriminaliser l’avortement, avec moins de 30% de voix en sa faveur. La Chambre des Communes adopta ce projet de loi, mais il fut mis en échec au Sénat par une dramatique égalité de voix au moment de son dépôt en 1991.
Après cet échec de son projet de loi, le gouvernement abandonna enfin et se lava les mains du dossier de l’avortement. Il s’est engagé à ne pas introduire de nouvelle loi et a répété cette promesse depuis, y compris le présent gouvernement Conservateur.
Le précédent R c. Morgentaler s’est encore plus enraciné au fil des années, ayant été cité au moins 92 fois dans d’autres procès ces dernières années, dont 34 au niveau de la Cour suprême, ce qui a renforcé d’autant les droits qu’il protège.
L’accès à l’avortement s’est nettement amélioré dans les années 1990. De nombreuses cliniques et centres de santé ont ouvert à travers le pays, offrant la possibilité d’avorter ailleurs que dans les hôpitaux. L’avortement est également très sécuritaire. Bien qu’il n’y ait pas de limite de gestation légale au Canada, plus de 90% des avortements ont lieu au cours du 1er trimestre, et seulement 2 à 3% après 16 semaines, et les médecins ne pratiquent pas d’avortement au‑delà de 20 semaines, à l’exception de raisons de santé ou génétiques. Notre taux global d’avortement est d’environ 14 pour 1000 femmes en âge d’avoir un enfant, par an, un taux relativement faible comparé à d’autres pays développés.
Bien que le Canada ait connu un succès formidable dans la dépénalisation de l’avortement, nous sommes encore bien loin de la perfection. Il y a beaucoup trop de politiciens qui ne lèveraient jamais le petit doigt pour faciliter l’accès des femmes à l’avortement. Cet accès est également entravé par l’immense envergure du Canada, le second pays le plus grand au monde après la Russie et ayant de loin la plus faible densité de population; il est par conséquent beaucoup plus compliqué d’offrir aux Canadiennes un accès aisé à l’avortement. En dehors des grands centres, les femmes doivent habituellement voyager pour avoir accès à un service d’avortement; de plus, les ressources et renseignements peuvent s’avérer assez rares, notamment pour les femmes défavorisées et racisées, et surtout pour les femmes pauvres et les femmes autochtones.
Par contre, plusieurs services téléphoniques gratuits ont été créés depuis quelques années, offrant aux femmes de l’information sur comment accéder à l’avortement ou à des conseils sur les services de santé sexuelle et reproductive. En Colombie‑Britannique, Options for Sexual Health et le BC Women’s Hospital offrent chacun une ligne d’assistance, alors que l’Association canadienne pour la liberté de choix et la Fédération nationale de l’avortement opèrent de telles lignes téléphoniques à l’échelle du pays.
Au fil des années, le mouvement pro‑choix et les pourvoyeurs de services ont patiemment amené la plupart des provinces à financer les interruptions de grossesse pratiquées dans des cliniques privées. Aujourd’hui, le Nouveau‑Brunswick reste la dernière province récalcitrante, en exigeant des femmes qu’elles obtiennent l’accord de deux médecins pour obtenir un avortement remboursé à l’hôpital, une exigence qui contrevient directement à l’arrêt Morgentaler.
Quant à l’Île du Prince‑Édouard, les avortements n’y sont pas du tout disponibles ; cependant, les femmes peuvent se rendre à Halifax pour un avortement remboursé par la province. Les Territoires, le Saskatchewan et la Nouvelle‑Écosse n’ont pas de cliniques, mais certains hôpitaux de ces régions offrent le service.
Un rapport de l’Université d’Ottawa indique que « les temps d’attente sont longs (jusqu’à 6 semaines à Ottawa) et que seulement un hôpital sur six offre ce service au Canada. Il y a menace d’une pénurie imminente de médecins acceptant de pratiquer des avortements; nombre de pourvoyeurs approchent de la retraite et ils et elles ne sont pas remplacé‑es par des plus jeunes, certain‑es par peur de harcèlement et d’autres parce qu’ils et elles n’ont pas connaissance des dangers de l’avortement non médicalisé. »
L’un des plus tragiques chapitres de l’histoire de la lutte pour le droit à l’avortement au Canada concerne les attentats commis contre des médecins dans les années 1990. Trois médecins canadiens sont tombés sous les balles d’un tueur, probablement le même terroriste américain anti‑avortement qui a traversé la frontière à plusieurs occasions. James Kopp est aujourd’hui incarcéré dans l’État de New York suite au meurtre d’un pourvoyeur d’avortements là‑bas. La menace permanente de violence et le fréquent harcèlement des pourvoyeurs (harcèlement criminel et menaces de mort) en a effrayé plusieurs, ce qui a aggravé la pénurie de médecins, plus particulièrement dans les petits centres où ils et elles peuvent être plus facilement identifié‑es et ciblé‑es.
En 2010, une étude faite par la Coalition pour le droit à l’avortement au Canada a montré que 64% des cliniques font face à différents degrés d’activité protestataire. Depuis 1999, les groupes anti‑avortement extrémistes se sont mis à afficher des images très explicites de fœtus avortés devant les cliniques, dans la rue et sur des campus universitaires. De plus, dans l’ensemble du Canada, plus de 150 centres de « counseling » anti‑choix se donnent l’allure de centres de crise, promettant d’aider objectivement des femmes enceintes en leur présentant toutes les options possibles. En fait, ces centres font un travail de désinformation médicale et font tout pour dissuader les femmes d’avorter.
Alors que les services d’avortement sont généralement couverts en Ontario, les médecins qui pratiquent dans leurs bureaux sont forcés de facturer des frais à leurs clientes, faute d’être suffisamment remboursés par l’OHIP. L’avortement n’est toujours pas couvert par des ententes réciproques entre les provinces. Ce qui veut dire que si une femme se fait avorter dans une autre province que celle où elle habite, il arrivera souvent qu’on n’accepte pas de la rembourser. Cette barrière discriminatoire affecte particulièrement les étudiantes ainsi que les nouvelles immigrantes et les Canadiennes qui déménagent d’une province à une autre.
Des menaces continuent à se multiplier contre les politiques objectives d’éducation sexuelle. En Alberta, le parti Wildrose s’est présenté aux élections de 2012 avec une politique de « clause de conscience » qui aurait permis aux professionnel‑les de la santé comme les pharmacien‑nes de refuser aux femmes l’accès à des contraceptifs. Toujours en Alberta, le gouvernement Conservateur a adopté la loi 44, qui refuse aux enseignant‑es le droit d’aborder une foule de sujets, dont plusieurs ont trait à la sexualité humaine.
Même si nous avons la chance de ne pas vivre aux États‑Unis, une société qui traite le vagin comme une propriété publique, nous avons nos propres problèmes à devoir nous battre contre de possibles atteintes juridiques à nos libertés civiques. Depuis 1987, nous avons été témoins de 45 tentatives pour recriminaliser ou restreindre l’avortement, par le biais de motions et de projets de loi d’initiative privée.
Aucun de ces projets n’a encore été adopté et il est peu probable qu’aucun ne le soit à l’avenir, puisque depuis 2006, le mouvement pro‑choix a mis beaucoup de temps et de ressources pour contrer chacune de ces tentatives.
En 2012, par exemple, un politicien de petite envergure a cherché (et réussi) à faire la manchette en tentant hypocritement d’amorcer une « conversation » concernant le moment où débute la vie humaine. Ses efforts furent dénoncés comme une tentative d’assimiler l’avortement à un meurtre en faisant des fœtus des personnes au sens juridique. Plus récemment, nous avons dû composer avec un de ses collègues, qui nous a averti avec fatuité du foeticide féminin dans certaines communautés d’Asie du Sud, ajoutant ainsi des propos racistes à sa tentative de contrôler les femmes. Il est évident que si le Premier ministre, le fondement tous les pouvoirs au Gouvernement canadien (ou comme il aime à l’appeler, le gouvernement Harper), voulait faire cesser ces petites incursions, elles prendraient fin instantanément. C’est dire que les adeptes du libre choix doivent garder, comme toujours, l’œil ouvert.
(Avec les contributions de Michelle Siobhan‑Reid, Sheila Kieran, Jane Cawthorne et Joyce Arthur.)